En relisant mon journal couvrant les derniers miles de mon secondaire V, je réalise qu’ils ont été probablement les plus socialement impliqués de mon adolescence. J’étais tellement occupé que je ne prenais pas la peine d’écrire mon journal autrement qu'en y colligeant des petites notes sous forme de puces.
Ma relation avec Alex se développait plus intensément et il me faisait sortir de ma zone de confort, alors que celle avec Roger s’atténuait peu à peu, en grande partie parce qu’il s’intéressait davantage à ma sœur qu’à moi et qu’il me semblait de plus en plus bizarre.
À l’école, j’étais impliqué dans deux grandes créations collectives qui allaient être présentées devant d’autres classes de notre niveau et Alex avait réussi à me faire entrer avec lui dans le comité du bal des finissants, plus spécifiquement pour celui du souper qui allait avoir lieu à la cafétéria. Contrairement à la plupart des bals de finissants « modernes », à l’époque, tout se passait à la polyvalente elle-même. Mais nous devions la décorer pour rendre le moment féérique : je me souviens d’avoir découper des centaines de fleurs en papier de soie et de construction.
Dans notre cours d’anglais, notre duo « d’humoristes » (Alex et moi) a continué d’épater la galerie avec notre Michel Jasmin Show. Nous faisions équipe avec trois autres élèves dont mon ancien ami, Jean-Pierre, à qui je ne parlais plus depuis notre arrivée à la polyvalente, en secondaire II. Je me suis toujours demandé pourquoi d’ailleurs, dès notre premier cours en arts plastiques, j’avais refusé de changer de table pour aller m’assoir avec lui comme il me le demandait. En y repensant, je me dis que je lui en voulais peut-être pour la fois où je m’étais fait casser la gueule par des grands Jacks et qu’il n’avait pas été d’un grand secours (voir bio 13). En me relisant maintenant, en novembre 2023, je me rends compte que je n’appréciais pas certaines attitudes du Jean-Pierre des années 80 que je finissais par percevoir comme quelqu’un de trop prétentieux, arrogant ou contrôlant – un vrai « boss des bécosses » quoi.
Dans notre cours de français, j’avais refusé de me mettre en équipe avec les bolées : de belles filles qui semblaient apprécier les textes que j’écrivais pour le cours et que ma prof me faisait souvent lire devant la classe. Elles m’intimidaient trop, parce qu’elles étaient belles et studieuses. En fait, j’avais l’impression qu’elles étaient dans une classe sociale supérieure à moi, avec laquelle je ne me sentais pas d’affinité. Plus spontanément, je m’étais tourné vers les plus marginaux du groupe : 1) le gars qui avait un visage aplati comme si on avait serré des étaux sur ses oreilles, 2) la fille obèse et albinos qui manquait d’habilités sociales et qui semblait avoir un kick sur moi, 3) le seul Arabe de toute l’école avec un accent à coucher dehors, 4) le petit potteux de la classe, la plupart du temps physiquement ou psychiquement absent et 5) un de mes voisins, un pur produit québécois, qu’on prenait souvent pour un simple d’esprit étant donné certaines difficultés d’élocution. Nous sommes arrivés tant bien que mal à travailler ensemble (plus souvent à cinq qu’à six – étant donné le potteux !) et à créer une petite pièce de théâtre qu’on a intitulée Rêve d’écolier. J’avais créé une histoire simple d’un écolier en fugue qui faisait un rêve étrange, tout en réussissant à intégrer les textes des autres qui allaient dans toutes les directions : bulletin de nouvelles avec des sections pour le sport interplanétaire et les informations de l’au-delà, monologue dépressif sur l’école, chanson sur l’avenir d’un finissant et menu étrange de cafétéria de polyvalente.
25 novembre 2023.
Journal aux puces (suite, de janvier à février 1981)
- Janvier : mois difficile où Roger et moi discutons beaucoup de nos choix d’avenir. – José avait autant le goût d’une carrière d’écrivain que d’un artiste peintre. Ses profs de français et d’arts plastiques louangeaient constamment son travail créatif, mais il connaissait ses difficultés en grammaire et orthographe, donc il penchait de plus en plus vers les arts plastiques.
- Roger, lui, hésitait entre la philosophie, la psychologie, la littérature ou les sciences religieuses mais surtout, entre son amour pour Colombe ou son amour pour Jésus.
- Le 7 février : Colombe va au Carnaval de Québec avec les Ritmiks, mais elle ne passe pas à la télé comme c’était prévu.
- Le 11 février : Roger et moi allons chez Serge où un prêtre vient nous parler du baptême de Justine (la petite de Serge et Louise).
- Le 12 février : Pratique de notre pièce du cours d’anglais chez Alex
- Le 14 février : Colombe va au Carnaval de Québec avec les Ritmiks et, là, elle passe à la télé. Ma cousine Denise arrive vers 20h30 avec Bart et leurs petits et on regarde Colombe et sa fanfare à la télé.
- Le 15 février : Denise et Bart nous disent qu’ils vont se séparer pour pouvoir mieux arriver financièrement. Denise pourra toucher du BS et Bart pourra travailler de son côté, sans qu’elle soit pénalisée. Ma mère me dit qu’elle a déjà fait ça avec mon père pour des raisons similaires.
- Le 19 février : ma fête est très simple.
- Le 22 février : Je termine d’écrire ma chanson en anglais pour notre show.
- Le 24 février : Pratique générale épouvantable. Je ne sais pas ma chanson et je fends mon pantalon (entre mes deux jambes) en faisant le policier. Alex se trompe dans les musiques et rien ne semble marcher. On trouve ça plate et Jean-Pierre est furieux. Comme un boss, il nous dit qu’on doit aller tout de suite pratiquer chez Alex et se passer de souper. Alex se fâche à son tour et affirme qu’il va aller manger et qu’il ne veut voir personne chez lui avant 18h30.
- Le 24 février, après 18h30 : Nous pratiquons jusqu’à ce que nous sachions tous nos textes. On rentre chacun chez soi vers 22h00.
- Le 25 février : jour de la présentation du Michel Jasmin Show qui nous vaut la deuxième plus belle note du groupe, 87%.
Ho Flip and Flop and Fly
We dance, we sing, we cry
Ho Flip and Flop and Fly
We dance, we sing, we cry
Now with me, it’s going to swing in the school
You see, it’s very easy to change the school
You must just sing and dance with me each day
Because it’s me, it’s me the Queen of the school
(Écrit et chanté par José, sur l’air de Flip Flop Fly, une reprise de Paolo Noël1)
J’étais le premier invité de Michel Jasmin et j’entrais sur scène déguisé en femme avec des ballounes gonflées à la place des seins, une robe de ma mère, une perruque et probablement un peu de maquillage – une vraie drag queen avant son temps – et je me mettais à chanter et danser comme une folle. J’étais The Queen of the Jeanne-Mance School ! Personne ne m’avait vu comme ça, j’étais le clou du spectacle. Sorti de ma coquille, on n’allait plus jamais m’oublier. On me reconnaissait le lendemain quand on me croisait dans les corridors, un peu trop à mon goût. On m’en a reparlé pendant plusieurs jours, me demandant même de rechanter ma chanson, mais je ne le faisais pas : je n’aimais pas me donner en spectacle quand le spectacle était fini.
Je jouais aussi le rôle d’un policier qui, en se fâchant, déchirait ses culottes. C’était arrivé par hasard à la générale et j’avais décidé de le refaire lors du show : ma mère les avait recousus – ou plutôt brodés – pour que je puisse les fendre facilement et ça avait marché!
Mon plus beau souvenir est de voir l’ombre de mon prof d’anglais au fond de la salle faire des soubresauts avant de devenir plus petite. Il était plié en deux à force de rire, lui qui était généralement plutôt stoïque et pince sans rire.
Je me rappelle le feeling d’excitation qui montait en moi pendant la musique d’introduction du spectacle. On avait utilisé un extrait instrumental d’un classique de Styx, Castle Walls, parce que ça ressemblait au jingle des émissions d’information de l’époque. Depuis ce temps, cette chanson, bien plus que celle de Paolo Noël, fait partie de ma playlist et me ramène régulièrement à ce moment où j’avais osé briser, un peu, les murs de mon château du silence.
Journal aux puces (suite, de février à mai 1981)
- Le 27 février : On vide ma chambre – un grand salon double – pour faire une salle de danse pour le baptême de Justine.
- Le 28 février : On pratique dans ma chambre (et finissons d’écrire) notre Rêve d’écolier.
- Le 1er mars : Baptême de Justine.
- Serge a installé son gros système de son dans ma chambre, prêt à casser la baraque.
- Nous arrivons tôt à l’église.
- Louise va allaiter dans le confessionnal.
- La cérémonie est simple. On entend seulement pleurer Marie-Claude (ma filleule) et quelques personnes rire.
- Roger n’est pas là parce qu’il travaille mais sa sœur Suzie nous accompagne. Alex viendra nous rejoindre plus tard à la maison, où il donnera à Justine une belle panthère rose comme toutou.
- Alex et moi jouons aux serveurs une bonne partie de la soirée.
- Le 2 mars : Nous pratiquons notre pièce devant la prof de français. À la fin, elle nous offre ses sympathies ! – Elle n'avait vraiment pas aimé ça parce qu'ils étaient loin d'être prêt !
- Le 3 mars : Nous présentons notre Rêve d’écolier et, malgré mon plaisir de jouer un enfant sur scène, le résultat global n’était pas extraordinaire. On a quand même obtenu 70% et ma prof, consciente de tout le travail que j’ai fait m’a encore une fois encouragé à écrire un livre.
- Mars : Je suis accepté au Cégep du Vieux-Montréal en Arts plastiques.
- Le 5 avril : Serge se fait voler son système de son. On a des soupçons sur quelques-unes de ses fréquentations.
- Le 10 avril : J’assiste à un discours merveilleux de René Lévesque.
- Le 13 avril : journée d’élection québécoise.
- La stupidité de Ryan démontre qu’il est trop cruel envers ses adversaires.
- René Lévesque gagne et le Parti québécois est reporté au pouvoir pour 4 ans.
- Fin avril : Je téléphone à M. Mc Nickel, un représentant de la brasserie Sleeman qui s’occupe de fournir l’alcool lors de notre bal des finissants. On voit qu’il est habitué de faire affaire avec les étudiants, il nous fixe un rendez-vous. Alex et moi sommes responsables de faire cette démarche pour le Comité du souper des finissants.
- Début mai : Bart me donne un système de son complet, avec table tournante, encastré dans un meuble qu’il a lui-même construit. – Il n’y a pas de lien, mais José trouve ça drôle de se retrouver avec une chaine stéréo alors que son frère vient de perdre la sienne.
- Le 12 mai : Rendez-vous dans un St-Hubert avec M. Mc Nickel. – José se souvient comment lui et Alex avait mangé chacun un demi-poulet en sachant que le repas leur était offert.
- Le 16 mai : Spectacle des Ritmiks qui était « magnifiquement fantasmagorique ». Je ne reste pas pour le party qui suit et c’est une chance car, une fois chez moi, je découvre un dégât d’eau causé par une fuite du chauffe-eau.
- Le 27 mai : Je vais au Cégep du Vieux-Montréal compléter mon premier choix de cours.
- Le 29 mai : Après avoir aidé le Comité décoration du bal, je retourne chez moi pour assister à un très bon spectacle de chansons de René Simard et d’Anne Renée. Colombe et Suzie chantent avec la toute jeune Nadine (la fille de Denise).
- Le 30 mai : Bal des finissants de la Polyvalente Jeanne-Mance.
- Bart prend des photos de Colombe et moi avant de partir – José se souvient qu’il portait des vêtements plus ou moins chics donnés par son oncle Marcel.
- Bart vient nous conduire. Colombe, qui est officiellement la blonde de Roger, l’accompagne pour son bal alors que Suzie, pour cette soirée seulement, joue ma compagne (elle avait envie de voir comment ça se passait un bal de finissants avant que ce soit le sien).
- L’entrée des élèves est chaotique et les photos de groupe qui étaient prévues sont impossibles à faire.
- Le spectacle donné par plusieurs étudiants est drôle et très émouvant.
- Il y a ensuite un cocktail avec les professeurs : poignées de main sincères ou protocolaires, selon les profs, et quelques renversements de verre.
- Roger est déçu de ne pas pouvoir présenter sa blonde à ses profs ou ses amis, car Colombe et Suzie sont toujours ailleurs.
- Le repas est excellent mais le service se fait beaucoup trop vite.
- Colombe et Roger se chercheront une bonne partie de la soirée. Ils finiront par danser un slow ensemble. – José est surpris que son journal s’arrête là. C’est la fin de son premier cartable qu’il avait nommé France. Il ne dit rien de plus sur ce qu’il a vécu pendant son bal de finissants. A-t-il seulement dansé lui aussi ? Il ne s’en souvient pas.
Au beau parc Lafontaine
M’en allant me baigner,
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis noyé.
Au beau parc Lafontaine
Une femme m’a sauvé,
Un couteau à la main,
Elle m’a bien poignardé
Petite comptine (sur l’air de À la claire fontaine) que mon personnage de Tiwi chantait avant de s’endormir et de faire son Rêve d’écolier. Je trouvais ça bien drôle à l’époque; aujourd’hui je trouve ça un peu trash et dépressif. C’est fou à quel point je me livrais aussi dans cette deuxième création collective. Je jouais un gamin d’un âge indéfini (probablement entre 6 et 9 ans) qui fuit sa mère et sa maison parce qu’elle ne veut pas qu’il aille à la polyvalente sous prétexte qu’il n’est pas assez grand.
« Comme vous l’voyez, chui très petit, mais quand chui debout, chui ben plus grand, plus grand que quand chui assis, c’est ben normal ! »
Un enfant qui cherche à s’émanciper et qui fugue en apportant Titours, sa peluche – dans les faits, j’utilisais vraiment l’ourson que j’avais depuis ma naissance – et un baluchon plein d’objets inusités : un globe terrestre pour retrouver son chemin vers la maison à partir de n’importe où dans le monde, une trompette pour jouer des symphonies, un pendule pour trouver de l’eau – je me faisais magiquement arroser chaque fois que je l’utilisais – et une machine magique lui permettant d’allumer n’importe quelle télé – j’utilisais un walkie-talkie pour en faire une télécommande universelle avant son invention.
Sa quête était de trouver la polyvalente de ses rêves mais, une fois dedans, il se retrouve dans la maison des fous – comme Astérix – et, à la fin, il ne veut plus rien savoir de l’école.
Finalement, cette pièce était une métaphore sur ma vie au secondaire qui prenait, enfin, fin.
À suivre dans : Bio-24 : Carrefour « sexagénairatoire »
Fait suite à : Bio-22 : Inspiration existentielle
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig. 1 : José, 17 ans, photo dans l’album des finissants de la Polyvalente Jeanne-Mance, 1980-1981.
Fig. 2 : José sur sa carte d'étudiant de la Polyvalente Jeanne-Mance, en secondaire V ; année scolaire 1980-1981.
Fig. 3 : José, sur le balcon de la rue Des Érables, à Montréal. Juste avant de partir pour son bal des finissants. Photo de Bart, 30 mai 1981.
Fig. 4 : Dessin de José, encre sur feuille mobile, page titre du travail scolaire pour la création collective Rêve d’écolier, mars 1981.
1 : En 1974, Paolo Noël chantait une version francophone de Flip, Flop & Fly un succès américain de Big Joe Turner (de 1955). L’arrangement musical était de Daniel Hétu qui présentait aussi sa version instrumentale sur le côté B du même 45 tours (Trans-Canada Disques Inc.)
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.