Dimanche, le 18 mai 1980. À deux jours du référendum, ma mère pense voter pour le OUI, après y avoir bien pensé. Mon cousin, Yvan Capital, quant à lui, crie haut et fort qu’aucun des autres pays ne voudront nous aider et qu’il faudra même faire notre propre armée pour nous défendre contre ceux-ci. Axel – vous vous souvenez de l'ami de son frère qui habite « temporairement » chez José – voudrait bien voter pour le OUI, mais il n’est pas inscrit sur la liste référendaire.
Quand une parade du OUI passe dans la rue, nous sortons crier pour les encourager. Roger – vous vous souvenez de celui qui veut devenir prêtre – et Peter (l’un de ses amis), Colombe, ma mère et moi, tout en criant, collons sur les colonnes du balcon sept autocollants du OUI qui étaient distribués par les bénévoles de la parade. Évidemment, nous avons dû faire entrer Yvan qui s’était mis à hurler contre eux.
Plus tard, Peter, Roger, Colombe et moi allons à une assemblée pour le OUI. Bizarrement, Yvan nous accompagne malgré son opinion.
Une vieille dame nous parle du temps de la crise quand, dans sa jeunesse, elle était trop pauvre pour aller à l’école alors que les Anglais, eux, étaient assez riches pour y aller alors qu’ils vivaient dans un Québec majoritairement francophone. Fanfan Dédé – André Richard, le comédien et auteur ayant créé le personnage de la série pour enfant du même nom (de 1975 à 1982) – explique comment il avait perçu le Canada comme un bien beau pays vu de l’extérieur, mais comment il pouvait être laid vécu de l’intérieur. Comme exemple, il parle des Ontariens français qui ne peuvent même pas étudier en français !
Lise Payette nous parle des menaces faites à une personne âgée : « si le OUI gagne, vous n’aurez plus jamais d’oranges ! » Elle se met à parler de Pierre-Elliott Trudeau : « Il se demande pourquoi les Québécois ne veulent pas vivre dans un aussi grand pays que le Canada au lieu de vouloir un petit pays comme la province de Québec. Moi, je me demande pourquoi Monsieur Trudeau ne veut-il pas vivre dans un aussi grand pays que les États-Unis au lieu de vouloir vivre dans un si petit pays que le Canada. Ce qui est bon pour lui est bon pour nous ! »
Le 19 mai 1980. Peter, Colombe, ma mère et moi allons voir une pièce de théâtre sur le Référendum par des membres du PCO (Parti Communiste Ouvrier) – la mère de José avait probablement été invitée par les membres des réunions secrètes qui avaient lieu chez elle, comme José l'a déjà raconté.
On voit un démon tendre dans ses bras un gros livre, comme Dieu ou Moïse tenant une table de loi divine, et le donner à Claude Ryan, le chef du camp du NON. Évidemment, le livre est beige – les journaliste avaient donné le nom de « livre beige » au document exposant la politique constitutionnelle du Parti Libéral du Québec en 1980. Ils disent que dire NON, c’est être des moutons. Mais ils prétendent aussi que le PQ veut créer une bourgeoisie québécoise et faire grossir les petites entreprises québécoises. Ma mère fut contente de voir qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre à dire contre René Lévesque. Eux, ils veulent annuler leur vote parce qu’ils considèrent les deux partis trop bourgeois.
Un grand monsieur noir prend la parole et ose dire qu’il est pour le OUI. Il dit que cela s'est produit dans son pays, car tous les pays du monde ont une bourgeoisie. Ils étaient devenus indépendants quitte à faire vivre leurs propres bourgeois plutôt que ceux des autres. « Les dirigeants avaient dit qu’ils ne négocieraient pas avec les indépendantistes et, devinez quoi ? Ils ont négocié quand même ! Ça sera la même chose au Québec, alors, je vote OUI !
Le 20 mai 1980 : ma mère vote pour le OUI et on laisse nos drapeaux sur le balcon. Je suis impatient du résultat. Nous regardons la télé pour voir la réponse des Québécois, tôt dans la soirée : 41% pour le OUI, 59% pour le NON.
Petit discours émouvant de René Lévesque qui m’a absolument touché – José a encore des frissons en relisant cela. Quand il entre sur scène au centre Paul Sauvé, ce sont des milliers de personnes qui l’attendaient. Tous lançaient des hourras, comme s’ils avaient gagné. René avait les larmes aux yeux et il ne pouvait parler tellement la foule applaudissait. Les gens scandaient : Oui, Oui, Oui… Ils chantaient « Gens du pays ». Tout ça, pendant 10 minutes et 22 secondes.
Et enfin, René a pu dire, sans regarder sur sa feuille : « Si je vous ai bien compris, vous êtes en train de dire, à la prochaine fois. » Et le monde recommence de plus bel à applaudir de joie.
René semblait triste de sa défaite, mais semblait aussi être fier de voir et d’entendre tout ce monde crier : « Lâche pas, Lâche pas, Lâche pas ! » Lorsqu'il dit qu’il fallait accepter le résultat parce qu’une majorité de Québécois préfèrent rester Canadiens, la foule hurle de colère. Il ajoute qu’il va quand même tout faire pour que Trudeau négocie comme du monde. La foule hurle encore. Les gens crient : « Dans l’eau Trudeau ! Dans l’eau Trudeau ! » Pour finir, il demande à tous les Québécois de chanter pour lui sa chanson québécoise préférée car il n’était pas en voix. C’est du bout des lèvres que René chante avec eux, avec nous : « Gens du pays… » Il a les larmes aux yeux – comme José d’ailleurs – ému devant cette foule rassemblée pour lui, dont une grande partie est en larmes. Et il quitte sous un tonnerre d’applaudissements.
Et, le coeur gros, je vois Ryan faire son discours. « On a remporté une victoire éclatante… Même un jeune de 18 ans qui a voté OUI m’a dit que j’avais fait une campagne extraordinaire. » Il s’est même félicité lui-même en se serrant la main (à lui-même !). Puis ils ont chanté le Ô Canada en anglais et en français.
Quant à nous, nous avons trouvé Ryan écœurant d’avoir menacé les vieux en leur faisant croire qu’ils allaient perdre leur pension de vieillesse s’ils votaient pour le OUI. Et c’est pour cette écœuranterie et toute l’histoire que j’ai étudiée en classe que j’étais fier d’avoir voté OUI au référendum de 1980 – évidemment José était trop jeune pour voter, en tant que représentant de la génération X, il ne pouvait pas suivre les Boomers qui voulaient un pays, mais il était de tout cœur avec eux.
René Lévesque, en 1973, avait eu 40% des votes mais avait perdu. En 1976, il avait aussi eu environ 40% et avait gagné. Et maintenant, il a gardé les mêmes 40% dans cette défaite. C’est la preuve qu’il est bon et qu’il a gardé avec lui son 40% de partisans, il n’en a pas perdu. OUI, c’est vrai que René est bon !
Je ne me souviens pas d’avoir écrit tout ça. Mais je me rappelle René Lévesque le soir de cette défaite crève-cœur. Je me rends compte que toute ma vie, j’ai aimé « Ti-poil » et les causes qu’il défendait. C’est beaucoup plus tard que j’ai compris tout ce qu’il a accompli pour le Québec et notre peuple. Selon moi, c’est le plus grand homme politique de toute l’histoire du Québec.
Aucun politicien ne m’a fait ressentir ce que ce grand humain me faisait ressentir… à l’exception, peut-être, de mon fils, quand il parle de politique, du Québec ou du politicien qu’il admire le plus : René Lévesque. C’est drôle, parce que Vincent, sans jamais que je ne lui en parle vraiment, s’est mis à me partager des discours enflammés de René Lévesque. C’est lui qui m’a fait redécouvrir ce personnage magnifique – comme il l’a fait avec Charles Aznavour un peu plus tard. On a dévoré ensemble (et séparément), la série sur René avec Emmanuel Bilodeau dans le rôle-titre.
J’ai l’impression qu’inconsciemment, je lui ai transmis mes valeurs et idéaux politiques, comme ma mère m’avait transmis les siennes. On se passe ce désir d’un Québec souverain de génération en génération. Si ma mère était encore vivante aujourd’hui, et qu’il y avait un nouveau référendum, nous serions trois générations à voter OUI.
À suivre dans: Bio-18 : Souvenirs retrouvés
Fait suite à : Bio-16 : Mère Teresa
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig. 1 : Logo du comité du OUI lors du référendum de 1980, pour la souveraineté association.
Fig. 2 : René Lévesque, sa femme Corinne Côté-Lévesque et Lise Payette le soir du référendum, le 20 mai 1980. Photo d'archives : La Presse Canadienne.
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.