José est fasciné par ses propres mots en me lisant. À 59 ans, il n’en revient pas de voir que cet ado qu’il était en 1979, avait des préoccupations et des occupations semblables. Il a l’impression d’être encore un ado, avec les mêmes peurs, les mêmes rêves, des fantasmes similaires et presque la même libido.
Ses journées se ressemblent : il travaille sur dix mille projets créatifs en même temps (écriture, création de jeu de société, dessins, etc.), se promenant entre son pupitre, sa table à dessin, son lit et sa salle de bain, obsédé par les femmes de sa vie et sa place dans l’univers.
Le 4 août 1979. Il y a longtemps que je n’ai pas écrit, parce que je n’étais pas assez réveillé. Depuis la dernière fois, rien ne s’est vraiment passé. Je suis resté à la maison tandis que ma sœur allait à la piscine. Cela m’a permis de m’avancer dans mon étonnante histoire, de trier tous les papiers de mes tiroirs, de faire des poids et haltères et de découvrir que… j’ai un caractère sentimental. Je pourrai peut-être vous dire ce que je veux dire par là, tout à l’heure. En plus, j’ai rêvé, en noir et blanc, parce que je ne suis pas assez riche pour rêver en couleur. C’est-à-dire que j’ai espéré revoir France pendant toute ces deux longues semaines. […]
Quand j'étais enfant
J'voulais toujours qu'on m'emmène au parc Belmont
Pour moi, c'était ça la vie, c’était la fête
C'était beau comme dans ma tête
Mais j'ai grandi, j'ai connu la vie
Et j'ai choisi d'habiter le monde de mon imagination
Je capte d'autres ondes
On n'a jamais compris tout ce que j'ai écrit
Je ne vois plus le monde
Entre mes murs tout gris, je peins ma chaise et mon lit
Qu'est-ce que j'fais dans ce monde
Si j'ai pas le génie de Van Gogh ou de Vinci
Les yeux de la Joconde
Sont les yeux d'un esprit qui me poursuit dans ma nuit 1
José se souvient que, pendant plusieurs jours, ils avaient (lui et sa sœur) fait plusieurs appels téléphoniques pour organiser une sortie au Parc Belmont avec France et son frère (je vous épargne la description interminable de leurs démarches qu’il y avait dans ma version papier). France était en visite chez de la famille de Montréal, donc tout était possible ! José était même prêt à payer tous les frais pour que France soit là. L’attente était pénible.
Le 5 août 1979. J’ai le goût de ne rien faire. On dirait que j’ai vieilli et que plus rien ne m’amuse ou ne m’intéresse, sauf France. Celle que j’aime pour sa merveilleuse beauté, sa tendre gentillesse, sa gaieté, ses remarquables pensées, son goût pour l’art, son amour pour les enfants… Enfin, pour elle au complet, pas seulement pour son corps. Je ne suis pas de ce genre-là. J’avoue que si nous étions plus vieux, je la marierais et nous ferions des milliers d’enfants. Mais aujourd’hui, tout ce que j’espère, c’est qu’elle vienne au Parc Belmont. Je décide donc de retourner dans ma chère chambre pour écrire tout ça. J’ai vraiment besoin d’elle, je ne me sens pas bien sans elle. […]
Le 6 août 1979. Colombe appelle encore une fois France qui finit par lui dire que, comme sa meilleure amie ne peut pas y aller, elle n’y ira pas non plus. Je me couche donc le soir avec les larmes aux yeux.
Le 7 août 1979. Je me réveille et, j’essaie d’être un homme et de ne pas penser qu’à moi. Je ne pleure pas. Je vais me laver et sécher mes cheveux. Tout à l’heure, j’irai au parc Belmont avec la petite famille. Si je ne pensais qu’à moi, je n’y irais pas, mais je ne dois pas être égoïste, car les autres aimeraient bien que j’y aille. J’essaierai de moins penser à France, car dans ce temps-là, ça me bloque dans tout ce que je fais. Je vais tester mon caractère, voir si je suis capable de me contrôler avec mes sentiments pour France. Ils ne doivent pas me paralyser ainsi. J’espère avoir assez de force pour faire ce que je veux. Dieu a peut-être empêché notre rencontre parce qu’elle n’est pas faite pour moi ou parce que, pour l’instant, ça aurait mal tourné. Je sais que lorsqu’elle est avec ses amies, France n’est pas naturelle ou aussi plaisante que d’habitude. Peut-être que je dois être puni, pour avoir obtenu tout ce que je demande à Dieu sans le remercier suffisamment. […]
Comment oublier la « grosse madame qui rit ». On l’entendait déjà s’esclaffer avant d’entrer dans le Parc Belmont. Pour moi, elle était le cœur de ce parc des pauvres, comme disait ma mère – c’est vrai qu’il était un peu plus abordable et avait l’air plus « cheap ». Ça m’a pris du temps avant d’oser entrer dans la maison hantée devant laquelle trônait la grosse ricaneuse. Même si elle n’avait aucunement la voix enrouée d’une vieille sorcière, elle créait un véritable malaise qui, parfois, pour moi, s’approchait de la terreur.
Cette voix s’harmonisait bien avec le cachet « vieux cirque » : je me souviens avoir vu des hommes forts, des nains, des cracheurs de feu et une femme à barbe. Et il y avait des « freak show » sous la tente : dont une femme qui se transformait en gorille. Je pense que l’entrée était réservée aux plus vieux parce que je n’ai jamais assisté au spectacle – j’avais bien trop peur !
Autre attraction que je craignais : Le Cyclone. Avant Le Monstre de La Ronde qui a fait son apparition en 1985, c’était l'une des plus longues montagnes russes sur échafaudage de bois en Amérique ; le vacarme de leur tremblement était terrifiant. Elles n’avaient pas besoin d’être hautes ou de faire des « loopings », son apparente fragilité et son âge – elles étaient déjà là un an après l’ouverture du parc en 1923 – suffisaient à nous faire mourir de peur.
Ma mère nous a emmené au Parc Belmont régulièrement, pendant une dizaine d’année environ, entre 1970 et 1980. La photo des quatre gamins (sur le montage) date de nos premières visites : on y voit, de gauche à droite, Colombe, moi, JC et Max (les deux garçons de Martine, la cousine de ma mère).
C’est bizarre que j’aie tant essayé d’avoir France avec nous cet été-là, parce que le 31 juillet 1979, il y a eu un grave accident : deux enfants sont blessés – ou morts selon certaines archives – dans le Paratrooper (le manège des parachutes). Je ne l’ai pas su avant aujourd’hui, mais je pense que ça faisait partie du « thrill » de l’époque : on sentait que quelque chose pouvait lâcher n’importe quand. D’ailleurs, ma sœur a eu la frousse de sa vie dans ce qu’on appelait Le Marteau (le Roll-O-Plane), quand celui-ci s’est mis à se dévisser du moyeu central. Je me rappelle les gars de la sécurité qui ont dû lancer des cordes pour immobiliser le manège et faire sortir les passagers avant qu’il ne se dévisse complètement. Je n’ai aucune idée de l’année de cet incident, mais je me rappelle combien j’étais pétrifié devant la scène – et soulagé de ne jamais essayer les manèges qui me faisaient déjà trop peur.
José, février 2023.
Le 11 août 1979. Je suis souvent tout seul à la maison ces derniers temps. Et quand je suis seul, c’est inévitable, j’ai plein de désirs sexuels. Vous allez dire que c’est normal à mon âge, mais je pense en avoir trop souvent. Je suis fou. J’ai des fantasmes en regardant des films ou quand un poster vient à me tomber sous les yeux. Mais maintenant, j’ai une mauvaise habitude, je me frotte dans mon lit en inventant des histoires avec des actrices ou des filles que j’ai vues dans ma journée. […]
Ouf ! José se rappelle la fois où il avait questionné sa mère sur des boutons qui étaient apparus sur ses cuisses. Il espérait être conseillé ou, du moins, être rassuré de ne pas avoir une maladie grave. Et elle avait réagi en disant que c’était dû à toutes les taches qu’il y avait dans ses draps. José avait compris à ce moment-là que la masturbation n’était pas bonne pour son corps et sa santé. Il avait continué à ne pas s’en priver, mais c’était toujours avec un sentiment de culpabilité.
J’essaie d’arrêter. Je me tiens occupé : j’écris ma vie et mes histoires. Je sais que je suis capable d’arrêter parce que je ne le fais pas si quelqu’un est dans la maison. Et je ne le fais pas chez les autres non plus. Et quand je suis près de France, je ne pense pas à ça. […]
Le 12 août 1979. Le matin vers 7 heures, la bonne femme Laplante (une voisine d'en face) téléphone pour nous conter toutes sortes de conneries, des choses insignifiantes qui ne nous concernent pas, souvent sans queue ni tête – José pense encore aujourd’hui qu’elle n’avait pas toute sa tête, surtout quand il se rappelle comment elle le traumatisait : elle courrait après lui dans la maison pour le chatouiller et, quand elle l'attrapait, elle lui faisait mal en enfonçant ses doigt sous ses bras, sans se rendre compte qu’il pleurait au lieu de rire.
Puis Serge vient chercher à manger pour sa blonde, Louise, qui est encore en fugue du foyer nourricier depuis le 18 juillet. Serge commence à être tanné d’elle et d’avoir autant de difficultés. Ils n’ont pas d’argent pour manger et il a dû donner une montre au gars qui les loge présentement. Il s’appelle Mario, un grand et gros jeune homme qui, lui aussi, dit n’importe quoi. Un vrai chanteur de pomme comme dit ma mère. Ça fait un an qu’il dit partir vivre aux États ou s’acheter une voiture. Il en invente des bonnes ! […]
Le 14 août 1979. Louise, la blonde de Serge, se fait prendre par la police. Elle avale une bouteille de pilules avant que les policiers ne l’attrapent. Ils doivent la transporter à l’hôpital avant de la ramener à la villa (le foyer pour jeunes). Serge arrive à la maison en criant après ma mère parce qu’il pense que c’est elle qui l’a dénoncée.
Le 15 août 1979. Mon oncle Luc, mon parrain, offre un emploi à Serge dans sa fabrique d’aluminium. Il part très joyeux devant ma mère plus joyeuse que lui. Puis, Lise, la fille de Mme Drouin, une bonne amie de ma mère, vient me couper les cheveux. Pendant qu’elle me fait une belle coupe, elle m’encourage en me disant que France va me trouver formidable comme ça. C’est drôle parce qu’on dirait que tout le monde est content de me voir amoureux. Et ils croient tous que France m’aime.
Serge revient de travailler avec un « plaster » sur le doigt. Il s’est coupé sur une plaque parce qu’il n'avait pas de gants. Il nous apprend qu’il va travailler de soir, de 4 à minuit, et qu’il gagnera 4 $/h. […]
Le 17 août 1979. J’ai décidé d’écrire une lettre à la revue Le Lundi au sujet de mon conte. Après un calcul du nombre de mots, je découvre le pourcentage que nous avons écrit. Roger a créé 19,8% du texte, Charles environ 0,2% alors que j’en ai fait 80%. Cela dit, je donnerai l’argent à mes deux amis selon leur pourcentage réel si je gagne quelque chose. Je m’adresse donc au directeur général du Lundi, en ces termes :
« Pour commencer, je félicite toute l’équipe du Lundi pour le merveilleux travail qu’elle fait. Je trouve votre magazine vraiment accessible à toute la famille. Mais je crois qu’il vous manque quelque chose pour l’année de l’enfant – l’ONU avait effectivement déclaré 1979 : l’année internationale de l’enfant. C’est pourquoi, je vous demande si vous êtes intéressés par un assez long conte qui amusera petits et grands. Il compte au moins 16 à 20 pages de texte et 7 dessins. Je peux vous affirmer qu’avec Gérardon et les deux crabes magiques, tous les lecteurs feront un beau voyage au cours duquel ils pourront apprécier le choix des illustrations et la clarté de l’écriture. Qu’il s’agisse de l’introduction ou des péripéties, le texte fera preuve d’originalité et d’humour, qualités fort appréciables. – Wow! José a carrément repris les mots de Suzanne Martin, dans la lettre de félicitation qu’il avait reçue. Quelle que soit votre décision, répondez-moi SVP. C’est très important. Merci. »
Je compte beaucoup sur cette lettre. J’espère en tirer un bon prix, entre 100 $ et 400 $. J’aimerais bien me faire connaître tout en gagnant suffisamment d’argent pour régler les comptes de ma mère, en mettre un peu à la banque et en garder pour de petites sorties. J’ai calculé qu’avec 50 $ ou 60 $, je pourrais aller chercher France et Samuel, les amener chez moi et passer ensuite une journée tous frais payés à La Ronde. […] En tout cas, je rêve peut-être, mais j’aimerais cela. Ça terminera bien nos vacances en beauté. C’est pour cela qu’il faudrait que je reçoive une réponse avant la fermeture de La Ronde.
Le 19 août 1979. Je suis toujours nerveux, en attente de la réponse du Lundi. Mais j’essaie de ne pas y penser. Je fais les règlements de mon jeu d’armée qui est très intéressant. Après ça, je prends un bon bain dans lequel je suis présentement. Je dois dire que c’est ici que je suis le plus à l’aise pour écrire – José se souviens bien de la planche à laver de sa mère qu’il utilisait comme table : elle était suffisamment longue pour s’appuyer sur les côtés de la vieille baignoire, en fonte et sur pattes, qu’il aimait tellement.
C’est même ici que j’ai inventé l’un de mes meilleurs chapitres du Voyage fantastique vers les entrailles du soleil .
Mais présentement, je réfléchis. Je me demande si les hommes qui laissent tomber leur petite amie lorsqu’elle se retrouve en chaise roulante ont raison de le faire – José venait probablement de voir le film L’autre versant de la montagne. Maintenant que j’aime une fille, je trouve cela vraiment stupide ! Car si France était paralysée des deux jambes, je l’aimerais toujours. J’irais la voir à l’hôpital et je la ferais rire en la poussant très vite sur la route. Je l’emmènerais à La Ronde – ça devient une obsession ! – et la prendrais dans mes bras pour la faire monter dans les manèges et l’autobus. Elle tomberait sûrement amoureuse de moi. Mais je ne lui souhaite pas ça, j’aimerais mieux une autre façon de la faire tomber en amour. Je souhaite à tout prix que mon conte fonctionne et que France m’aime.
Le 21 août 1979. Je promets en moi-même de dire à France que je l’aime la prochaine fois que je la vois. Il faut que je le sache. J’aime mieux qu’elle me l’avoue que de me laisser niaiser ainsi. Qu’elle m’aime ou pas, rien ne m’empêchera de l’aimer. […]
À suivre dans : Bio-11 : L'été de mes 15 ans - première partie
Fait suite à : Bio-9 : Lettres de la mère morte
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
1 : Extrait de la chanson Le Parc Belmont, chanté par Diane Dufresne, sur l'album Strip Tease (1979). Paroles de Luc Plamondon et musique de Christian Saint-Roch.
Fig. 1 : Un des premiers croquis de Piropointe, dessiné par José sur les pages de son journal intime.
Fig. 2 : Montage graphique de José à partir de photos d'archives, dont certaines de la ville de Montréal, et une photo d'enfance. Fait en février 2023.
Fig. 3 : Un croquis du chien de Piropointe, dessiné par José sur les pages de son journal intime.
Fig. 4 : Extrait de la couverture du magazine Le Lundi, du 11 août 1979.
Fig. 5 : Page couverture du roman de science-fiction de José, avant même qu'il ne soit écrit. C'était l'aboutissement des aventures de Joslo, qui se transformera plus tard en Jean Montagnard et la saga d'Upsilon. On voit l’influence de Star Wars, Les sentinelles de l’air, Inframan, Sinbad et bien d’autres, sans oublier un certain patriotisme québécois.
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.