En me relisant, – moi, la suite de son journal de 1979 – José se met à penser à sa mère. Il la revoit partir avec lui, sa sœur et une tonne d’amis ou de cousins, transportant un gros sac pour les lunchs qu’elle avait préparés le matin même.
À pied et en autobus, elle les emmenait partout : l’île Saite-Hélène (pour la piscine ou certains pavillons de l’Expo 67 encore en fonction), La Ronde (un peu plus abordable à l’époque) ou le Parc Belmont (La Ronde des pauvres), le Jardin botanique, le Mont-Royal ou le parc Lafontaine. José se demande comment elle faisait pour leur payer tout ça en invitant gratuitement d’autres enfants. Elle était sur le BS et faisait des ménages, mais José pense qu’elle économisait surtout en coupant sur les choses pour elle. Tout devait aller à ses enfants. Elle se sacrifiait pour ses enfants ou les autres en général et José n’en avait que peu conscience à une certaine époque.
Ce retour en arrière lui fait penser à sa mère après la mort de son père et, à sa mère, après sa propre mort à elle.
Les deux lettres qui suivent ont été écrites par ma mère en 1968, après l'année de l'Expo, qu'elle n'a jamais vue, et celle où le Général De Gaule a crié son fameux « Vive le Québec libre ! », qu'elle n'a jamais entendu. À mon avis, ces lettres n'ont jamais été postées. La première s'adressait à une amie pour qui elle fit des ménages toute sa vie. La seconde s'adressait à la famille de mon père qu'elle ne revit jamais, seulement parce qu'elle n'était pas mariée avec lui et qu'il avait une autre femme. Elle s'adressait plus particulièrement à Pop, mon grand-père, qu'elle aimait beaucoup et qui avait eu l'occasion d'habiter avec elle et mon père. N.B. : Je ne me rappelle plus du tout comment ces lettres, qui me touchent beaucoup, se sont retrouvées entre mes mains.
« Mme...
Bonjour ! J'espère que tout va bien pour vous, votre mari, les enfants et votre chien. Ici, nous avons tous la grippe. Serge a été vacciné pour l'école ; il commence en septembre. José a eu ses injections pour la polio, puis Colombe est toute pimpante dans le linge que vous m'avez donné. Je vous en remercie, puis vos amies aussi. Ne vous gênez pas, si vous venez à avoir autre chose, je l'accepterai avec plaisir. Ça rend tellement service.
Ma nouvelle adresse est inscrite en haut de la première feuille. Pour le téléphone, c'est le même : 522...
Ne me gardez pas rancune si je n'ai pas communiqué plus tôt, je suis encore perdue dans la lune. C'est dur de perdre un ami très cher. Il avait beaucoup apprécié vos premières tulipes l'an dernier. Il y aura bientôt neuf mois en juin, et c'est comme si c'était arrivé hier. Ma vie serait tellement vide sans les enfants. Pour eux, je dois faire l'effort ! Me forcer à vivre...
Au revoir et merci. Il est trois heures du matin, je ne trouve pas le sommeil et j'entends les chats dans la ruelle qui, par leurs miaulements, brisent le silence monotone de ma demeure à cette heure. Donc, merci encore et bonne chance à vous.
Mme R. Carmen St Louis. »
« Janette, Pop, et Méo
Chers vous trois.
Ne m'en veux pas si je t'ai fait attendre, car moi même, je ne me rend plus compte de mon état. Tous mes sentiments sont émoussés.
J'espère que vous avez passé de gaies vacances et que pour la maladie, tout va mieux. Tu vas peut-être trouver ma lettre décousue mais mon état d'âme est pareil.
Tout d'abord un gros merci de ma part et des enfants qui sont trop jeunes pour le faire comme je le voudrais. Pour eux, ça été un beau voyage. Ils en sont restés tout ravis et tout émerveillés de tant de bonté.
Je comprends bien des choses depuis que « Tonton » n'est plus. J'aurais tellement voulu le voir heureux et je ne pouvais pas grand-chose pour lui. J'aimerais qu'il vienne me chercher, je ne voyais pas la vie sans lui. Tu ne peux pas comprendre. Je l'aimais tant. J'ai perdu tout intérêt à la vie, on dirait. Je prends soin des petits comme il me l'a demandé, en leur parlant de leur père de temps à autre pour ne pas qu'ils l'oublient. Lorsqu'il fait beau, je vais au parc Fullum avec eux. À part ça, je suis à la maison.
Les deux garçons sont bien, et Colombe mange comme les autres. Maintenant, elle se traîne partout dans la maison et commence à vouloir marcher mais pas seule. Elle se lève debout en s'agrippant à quelque chose puis tombe et recommence. C'est drôle !
J'ai été à la procession de St-Jean-Baptiste avec les enfants. Ils ont aimé beaucoup les fanfares. Mais pour les grandes personnes, les chars n’étaient pas fameux.
Mais faut que je te dise : lorsque nous devions aller au camp chez toi, Serge voulait coucher avec tante Janette. Et j'ai dit : mon oncle lui, qu'est-ce qu'il va faire ? Ça l'a fait rire et moi aussi.
J'ai eu la chance d'aller à la campagne un dimanche avec ma cousine Martine et son mari. Ils ont un bébé, un mois plus vieux que Colombe. Les enfants s'en sont donné à coeur joie. Je ne les ai pas entendu de la journée. Ce qui a été drôle, c'est que José, c'était la première fois, et en arrivant, je lui dis pourquoi ne vas-tu pas jouer avec les autres. Il dit : « Viens me conduire » (les enfants s’amusaient sur le chemin fermé). Je lui dis : « Pourquoi ? » Les foins étaient haut et en ville on leur défend de passer sur le gazon. Il me répond : « Il n'y a pas de trottoir. » Il ne savait pas où passer. J'ai ri, pas de lui, comprends-moi bien.
J'ai cru comprendre qu'il y avait grève à St-Jérome. J'espère que ça ne vous touche pas, ça serait dommage, et je suis sincère.
Donc, un gros bonjour à tous. Je dois aller à l'université le 10 juillet pour les dents des enfants, une offre que j'ai eue. Au plaisir de se revoir et, j’oubliais un détail, mon beau-frère a eu un accident d'auto le 25 juin. Ma soeur et son petit ont été plus marqués. Je n'ai pas grandes nouvelles vois-tu, mais une vie monotone. Si vous passez par ici et si le coeur vous en dit, arrêtez. Merci et au revoir à vous trois.
Carmen »
Autopsie d’une mère (25 octobre 2005)
Ce texte s’adresse à Serge et Colombe (et à tous ceux qui voudraient mieux comprendre la mort de notre mère). Ça m’a pris du temps à l’écrire parce que… un deuil, ça prend du temps. J’ai repris l’autopsie en cherchant dans les dictionnaires médicaux chacun des mots que je ne comprenais pas.
Cause principale du décès (avec les définitions que j’ai trouvées) : Arythmie maligne (cœur qui n’a pas un rythme constant, qui saute des battements et en fait trop à un autre moment) qui peut être associée à l’importante hypertrophie ventriculaire gauche (cœur trop gros) ou associée à l’hypoxémie (manque d’oxygène dans le sang) secondaire à l’œdème pulmonaire (accumulation de liquide dans les tissus des poumons).
Autres constatations (avec définitions) : Obésité (souvent associée aux troubles cardiaques et au diabète, mais quant à moi, le fait de fumer est un facteur encore plus associé à ses problèmes, surtout pulmonaires) ; oedème des membres inférieurs (accumulation de liquide dans les tissus des jambes et des pieds, suppose un mauvais fonctionnement des reins et de la vessie et une mauvaise circulation du sang) ; cardiomégalie (hypertrophie cardiaque, cœur trop gros, de 540 g, habituellement il devrait être autour de 400 à 450 g) ; dilatation du ventricule droit (étiré trop grand et incapable de reprendre sa forme, de se contracter comme il le faudrait, ça ne peut plus faire son travail) ; hypertrophie ventriculaire gauche marquée (partie du cœur beaucoup trop grosse, ce qui suppose qu’il travaillait trop depuis longtemps, probablement pour compenser pour l’autre ventricule inutilisable) ; fibrose myocardique microscopique à la paroi latérale (modification des tissus du myocarde, le muscle qui fait fonctionner le cœur, qui durcissent, ce qui réduit l'élasticité du cœur et son bon fonctionnement) ; absence d’athéromatose coronarienne significative (il n’y avait pas de dépôt de gras dans le cœur lui-même) ; athéromatose aortique sévère (mais il y avait beaucoup d’accumulation de gras dans l’aorte, l’artère principale qui amène le sang au cœur) ; granulome calcifié d’un ganglion lymphatique hilaire droit (sorte de kyste, de boule dure, sur un ganglion, probablement dans le poumon, au point d’entrée/sortie de la lymphe qui est comme de l’eau salée, si ce point est bloqué par la boule, ça peut expliquer l’accumulation de liquide) ; épanchement pleural droit (700 ml de liquide se trouvait dans la plèvre, l’espèce de sac qui contient les organes principaux de la poitrine, probablement autour du poumon droit, sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, son poumon pleurait) ; congestion pulmonaire modérée (il y avait des sécrétions dans les poumons) ; emphysème centro-lobulaire (c'est une maladie des alvéoles pulmonaires, définie par l'augmentation de volume des alvéoles pulmonaires avec destruction de leur paroi élastique, ce qui entraîne l'impossibilité pour elles de se vider complètement, à l'expiration, de l'air qu'elles contiennent) ; oedème pulmonaire sévère (accumulation de liquide dans les tissus des poumons, ce qui rend la respiration difficile, ses poumons étaient comme des éponges qui laissaient difficilement passer l’air) ; absence d’embolie pulmonaire (mais le liquide ne s’accumulait pas au fond des poumons comme lorsqu’on se noie) ; ascite (500 ml de liquide dans l'abdomen, qui peut être là depuis longtemps, ce qui expliquerait ses nombreux maux de ventre qu’elle calmait avec des bouteilles d’eau chaude) ; sang péri-rénal gauche d’origine indéterminée (accumulation de sang autour des reins, venait-il des reins ? Ça expliquerait le dysfonctionnement des reins et les douleurs au ventre/dos, comme une ceinture) ; nodule thyroïdien hyperplasique bénin gauche (autre kyste ou boule dure, cette fois sur la thyroïde, une glande dans le cou qui est importante dans le traitement de bien des choses hormonales, croissance, cycle menstruel, humeurs, etc.) ; absence d’hémorragie cérébrale (pas d’accumulation de sang ou d’éclatement de vaisseaux dans le cerveau) ; stéatose et congestion hépatique (infiltration de graisse dans le foie, ce qui le congestionne, l’empêche de bien fonctionner, donc le sucre et le gras sont mal digérés et se retrouvent dans le sang, ça suggère fortement qu’elle était diabétique, depuis longtemps) ; cholélithiase (calculs, pierre dans la vésicule biliaire, c’est-à-dire qu’il se fait des dépôts durs dans l’appareil qui envoie un acide dans l’estomac pour la digestion, ça peut aussi expliquer ses maux de ventre et ses problèmes de digestion).
Conclusion personnelle : Tout son système cardio-vasculaire et respiratoire était défectueux : son cœur était épuisé de devoir travailler avec des poumons chargés de liquide, un ventricule trop gros et un autre trop étiré, des artères pleines de cholestérol et de sucre parce que le foie et les reins ne faisaient pas leur travail depuis longtemps. Je pense qu’elle n’a jamais soigné correctement au moins trois maladies chroniques importantes : le diabète, la bronchite asthmatique (tournée en emphysème) et les problèmes cardiaques (elle n’en était probablement pas à ses premières crises cardiaques dans sa vie et son cholestérol ne l’aidait pas).
Plus les problèmes s’aggravaient (je pense surtout au liquide qui s’accumulait un peu partout), plus elle souffrait (maux de ventre intenses). Je pense sincèrement qu’il était trop tard pour faire quelque chose. C’est il y a vingt ans qu’elle aurait dû se soigner de façon régulière et assidue en allant voir le médecin tous les 3 mois et en prenant des médicaments qui l’auraient aidée à décrasser son système et l’entretenir comme il faut.
Pour conclure, je dirais que maman est morte « d’empathie maladive » : à force de se préoccuper et de s’occuper des problèmes de tout le monde (l’univers entier aurait pu compter sur elle si elle n’avait pas été aussi démunie financièrement), elle a oublié l’essentiel… prendre soin d’elle-même.
J’espère que cela vous a éclairé un peu plus sur sa mort.
Moi, ça m’a confirmé ce que j’ai pensé d’elle toute sa vie : ce n’est pas seulement dans sa poitrine que son cœur était trop gros !
À suivre dans : Bio-10: Parc Belmont, temps qui passe et passe-temps
Fait suite à : Bio-8: Fièvre de la campagne
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig.1 : Deux photos de la mère de José au Parc Belmont. Entre 1972 et 1976. Dans la première, on y voit, de gauche à droite : Yvan, José et Colombe. Photographe inconnu.
Fig.2 : Roland, Carmen et Michel, en 1960. Photographe inconnu.
Fig.3 : José et Serge, en 1968, avec le cadre des deux disparus de la fig.2. Photographe inconnu.
Fig.4 : Carmen, la mère de José, dans les années 90, lors de son seul voyage dans les pays chauds. Photo de Colombe (qui lui avait payé le voyage).
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.