Je ne me souviens pas de l'année. Probablement entre 76 et 80, après la prise de pouvoir du PQ et avant le référendum, au beau milieu de mon adolescence. Les préparatifs de la St-Jean allaient bon train sur la rue Des Érables, à Montréal.
C'était probablement un 23 ou un 24 juin, le matin. Deux bénévoles étaient en train d'accrocher à notre balustrade une superbe banderole de petits drapeaux du Québec qui, de notre balcon du deuxième étage jusqu'à celui de notre voisin d'en face, allait faire une arche inversée au-dessus de la rue. La rue était déjà décorée du coin Rachel et allait l'être jusqu'à Marie-Anne. Nous étions tous heureux de participer à la fête. Nous étions même fiers d'être de ceux qui avait l'honneur de porter les couleurs du Québec (nous étions simplement chanceux, une maison sur deux portait des banderoles).
Soudain, sans prévenir, les bénévoles durent faire face à une attaque carabinée (armée d'un balai) d'une vieille sorcière qui criait à tue-tête, rouge de colère, des sons incompréhensibles, en postillonnant vers eux. Surpris (désagréablement surpris), ils hésitèrent avant de descendre nos marches de peur de se mettre dans la trajectoire des postillons ou dans le rayon d'action du balai furieux. Ils prirent un temps fou à comprendre que notre vieille fille de charmante propriétaire leur interdisait d'accrocher une banderole à sa maison. Une foule composée de voisins et autres bénévoles éberlués s'était déjà rassemblée sur le trottoir ou dans la rue, à bonne distance des projectiles, lorsqu'un responsable de la fête arriva comme négociateur pour dénouer l'impasse. Finalement, après un dialogue de sourd – nous le devenions tous quand la proprio criait – c'est la banderole qui fut dénouée, malgré les protestations de toute une rue.
Nous nous retrouvâmes donc avec une rue drôlement décorée : une banderole à toutes les deux maisons, l'absence de banderole pour quatre maisons, puis l'alternance aux deux maisons qui se poursuit jusqu'au bout de la rue. Nous faisions tache au milieu de la fête. Nous devenions différents des autres mais d'une différence que nous ne voulions pas vivre. Nous avions tous le cœur à la fête, le gout d'exprimer notre vraie différence, d'affirmer notre identité. Nous sommes Québécois !
Ma mère décida une fois de plus de braver l'interdit. Je n'ai jamais su si c'était juste pour faire plaisir à ses enfants, ou pour affirmer son patriotisme, ou pour le simple plaisir de braver l'interdit. Peu importe pourquoi, elle régla le problème d'une drôle de façon. Pour pas que nous soyons la maison différente des autres (celle à qui il manque une banderole), elle en fit celle qui était vraiment différente des autres (avec une banderole unique en ce monde).
Quant à être différent, aussi bien choisir sa différence!
Nous avons passé la matinée à découper des bandes de tissus de toutes sortes (jeans finis, draps déchirés, vieilles robes démodées depuis cent ans) pour composer, en les nouant bout à bout, la corde de notre nouvelle banderole. Des triangles et des fleurs de lys improvisées furent découpés et attachés à notre corde pour mettre la touche finale à la plus belle banderole de la rue – seulement selon ma mère, je pense, du moins, c'est ce qu'elle nous disait.
Évidemment, le début d'après-midi fut couronné par une sortie en règle de la sorcière mal-aimée qui s'époumona pour rien. Les organisateurs de la fête ne pouvaient (ou ne voulaient) rien faire contre nous, et nous n'avions pas l'habitude d'obéir à notre propriétaire. Elle n'osa jamais sortir de sa cour et monter notre grand escalier pour décrocher elle-même la banderole, trop effrayée par mon grand frère aux cheveux longs et à la cigarette au bec qui veillait sur notre trésor national avec un petit sourire malicieux.
On ne la revit pas de la journée, ni de la soirée, ni de la nuit... Parce qu'en ce soir de fête, mon frère avait décidé de transformer notre balcon en discothèque. Lui et ses amis avaient installé leurs plus grosses colonnes de son pour faire jouer tous les hits de l'époque. Il s'y connaissait en musique, si bien que notre partie de la rue, juste devant la porte de la propriétaire, devint noire de monde. La circulation routière avait été bloquée pour la journée. La fête officielle se déroulait près du coin de Rachel alors que nous étions plus près de Marie-Anne. Ce soir-là, il y eut deux sites pour le prix d'un. Et celui de mon frère se termina plus tard que l'autre, au grand dam de la sorcière.
C'est comme ça, et de bien d'autres façons encore, que ma mère m'a donné le goût d'affirmer ma fierté d'être Québécois... à moins que ce soit le goût d'affirmer mon droit d'être différent et de choisir ma différence.
José St-Louis, 24 juin 2005.
José trouve drôle de constater comment le temps qui passe modifie les souvenirs ou crée un nouveau sens aux faits passés – à son avis, beaucoup plus beau! Il y a plusieurs années (20 ans et plus), Pierre Légaré avait créé le mot « agrémenteur » dans l'un de ses spectacles d’humour. C’est ce que José prétend faire avec ses souvenirs : il ne ment pas, il agrémente!
On voit clairement qu’en 2005, il n’a même pas pensé à jeter un œil sur moi, qui pourtant avait déjà commenté l’événement.
Nous sommes maintenant le 23 juin 1979. La fête de la St-Jean ne tourne pas rond. Serge essaie d’attirer le monde avec sa musique sur le balcon, mais il y a des colonnes de son plus grosses au bout de la rue, près de Rachel. Nous avons décoré notre balcon pour participer au concours. Les gens responsables des festivités étaient passés pour suspendre des banderoles avec drapeaux, d’un bord et de l’autre de la rue. Imaginez-vous que notre propriétaire a protesté et les a fait enlever. Ils ont donc changé la disposition des banderoles, ce qui laissait un vide évident à la hauteur de notre maison. Ma mère décida donc de faire sa propre banderole en utilisant tous les chiffons qui lui tombaient sous la main. Cela faisait très beau une fois installé. Évidemment, la propriétaire nous fit une de ses crises. J’essayai en vain de lui parler (j’étais le seul qu’elle écoutait habituellement). Tant pis, elle a encore passé pour une folle, les passants lui ont crié des bêtises... Du déjà-vu. Ma mère ajouta encore plus de décorations au balcon, entre autres, un drapeau du Québec dessiné sur un grand drap blanc... l’horreur !
À suivre dans : Bio-5: Yvan des conneries
Fait suite à : Bio-3: Fantasmes
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Notes, références et légendes des figures (numérotées de haut en bas)
Fig. 1 : Une fleur de lys, peinte par José sur une tasse (pour un cadeau donné à Vincent en 2018).
N.B. : Le texte ci-dessus est basé sur une histoire vraie. Cependant, n'oubliez pas que :
1) mes avertissements généraux s'appliquent aussi aux textes de cette section ;
2) il s'agit de ma propre vérité, à partir de mes points de vue et jugements personnels du moment ;
3) la mémoire est toujours un processus de reconstruction mentale et une faculté qui oublie ;
4) presque tous les personnages ont des noms fictifs.